La carte des partages

Le deuxième résultat de cette première exploitation des résultats d’Algopol porte sur les liens partagés par les enquêtés. La publication de liens sur la page personnelle de l’enquêté est une pratique extrêmement hétérogène qui se concentre presque exclusivement chez les Ego-visibles et les Ego-centrés. L’idée que Facebook est un espace de partage de liens et d’informations généralisé est trompeuse. En réalité, elle n’est vraie que pour un petit segment des utilisateurs. Il faut donc plutôt se représenter Facebook comme une sorte d’entonnoir où la très grande majorité des utilisateurs sont en conversation entre eux dans de petits cercles relationnels qui ne partagent qu’occasionnellement des liens hypertextes, dont émerge une petite fraction d’utilisateurs disposant d’une forte visibilité qui, eux, ont pour pratique de partager beaucoup de liens vers le web.

Non seulement tous les enquêtés ne partagent pas avec la même régularité des liens vers le web, mais les liens qu’ils publient sont aussi sensiblement différents selon les publics et les types d’utilisation de Facebook. Pour le montrer, nous avons construit une cartographie des liens sur la base des co-occurences de citation de liens par un même utilisateur. Pour ce faire, nous avons réduit le lien hypertexte (http://domaine.sousdomaine.articlesurtruc) à son nom de domaine (http://domaine) et nous rapprochons deux noms de domaine lorsqu’ils ont été cités sur la page Facebook d’une même personne : par exemple une personne qui a publié sur sa page Facebook un lien vers Libération et un lien vers Médiapart contribue à rapprocher ces deux sites sur la carte. La carte reflète donc le fait que les choix de publication des utilisateurs répondent à des logiques d’affinité, de goût et d’opinion correspondant à une forme de socialisation propre à chaque utilisateur.

Dans l’ensemble de notre échantillon, 657 928 liens ont été cités par les enquêtés, ce qui correspond à 139 964 noms de domaine différents. Mais compte tenu de la très grande hétérogénéité des fréquences de citation, 269 707 publications de liens pointent vers seulement 600 domaines (71% du volume total de citations se concentre vers 0,4% des domaines du web). La carte des liens que nous avons construite représente donc les 600 domaines qui focalisent le plus l’attention des utilisateurs de Facebook – même si seuls 485 domaines figurent dans la visualisation finale ci-dessous. Construite à partir de l’activité de publication et de partage des enquêtés, cette carte nous montre le web vu depuis le mur Facebook d’un enquêté. Cette représentation diffère donc des cartes habituelles d’Internet qui rapprochent les sites en fonction des liens hypertextes qu’ils s’adressent les uns les autres. Par ailleurs, elle ne dit rien de ce que les enquêtés voient du web par leurs amis : un enquêté qui publie des articles de Libération et Médiapart sur sa timeline (mur) peut très bien voir apparaître dans son newsfeed (fil d’actualité) des articles du Figaro posté par un ami ou une connaissance.

La carte des liens cités

La carte présentée ci-dessous représente donc, en miniature, le web sélectionné par les utilisateurs de Facebook à travers les liens qu’ils partagent le plus. Les rapprochements produits par les co-citations des enquêtés font apparaître des communautés thématiques assez simples à identifier – celles-ci sont isolées sur la carte au moyen de couleurs différentes à l’aide d’un algorithme de détection de communautés. Dans les périphéries de la carte s’observent d’abord des communautés correspondants aux médias étrangers : “Maghreb” au nord-ouest, “Canada” au nord-est et “Belgique” au sud-est. Une couronne constituée de communautés différentes distribue ensuite les principaux univers thématiques des liens partagés par les enquêtés français de l’échantillon.


Méthode de construction de la carte des liens

Les cartes de liens sont construites en considérant les 600 sites (ou domaines) les plus fréquemment cités par les enquêtés du corpus. On définit un profil pour chaque enquêté qui modélise les domaines qu’il utilise de façon privilégiée en ne conservant pour chaque enquêté que les sites dont le tf.idf est supérieur à un seuil donné (précisément pour un utilisateur a et un site j, tf.idf(a,j)= tf(a,j) x idf(j), où tf(a,j) = proportion de citations émises par a en direction de j et idf(j)= log(inverse de la proportion de citations pointant vers j). Doté de ce profil pour chaque utilisateur, une matrice de cooccurrence énumère pour chaque couple de sites (i,j) le nombre d’enquêtés partageant i et j dans leur profil. Une mesure de proximité entre sites permet d’en extraire un réseau de similarité qui est seuillé de façon à ce que le réseau soit le moins dense possible mais toujours doté d’une composante principale géante. Un algorithme de détection de communautés est ensuite utilisé pour identifier les sous-groupes cohésifs du réseau qui forment autant de clusters thématiques singuliers. Les sites sont coloriés sur la carte finale en fonction de leur appartenance communautaire, une étiquette définie par nos soins résume le contenu de chaque cluster. Enfin, une opération de re-projection du profil des enquêtés sur la carte permet de définir quelles sous-populations d’utilisateurs investissent plus ou moins spécifiquement les différents espaces décrits. Une zone bleue foncée (indice de spécialisation supérieur à 1 et au-delà) pour un groupe d’enquêtés donné signifie que leur activité relative en ce point est supérieure à la moyenne. Autour de 1, la zone est teintée d’un bleu plus clair, qui correspond à un niveau d’activité relatif moyen. En-dessous de 1, zone restant blanche, les sites sont relativement moins cités que dans l’ensemble de la population d’enquêtés.


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A l’ouest de la carte, on observe d’abord un regroupement important réunissant les “Médias de gauche” (vert clair) et un ensemble de sites d’informations destinés à un public plutôt cultivé. On y retrouve Le Monde, Médiapart, Rue89, Libération, Télérama, Politis, Courrier international, France culture, RFI, Charlie hebdo, le Nouvel observateur… Cet univers rassemble aussi des médias alternatifs (Bastamag, Placeaupeuple), des blogs (Maitre Eolas), des sites politiques institutionnels (Elysée.fr, Assemblée-nationale.fr) et des sites partisans (Jean-Luc Mélenchon, Françoishollande.fr, Parti-socialiste.fr). L’univers thématique rassemblé ici fait clairement apparaître un “air de famille” identifiable par la production d’informations destinées à un lectorat cultivé orienté à gauche. De façon significative, cet univers se distingue des “Médias de droite, audiovisuel et régionaux” (en orange) qui rassemble lui des publications plutôt conservatrices, libérales ou de droite (Atlantico, Les Echos, Le Point, L’Expansion, La Tribune, Causeur…) et un ensemble de médias audiovisuels généralistes “omnibus” destinés à un grand public (Le Parisien, Actu.orange.fr, RTL, Europe 1, LCI, etc.) Par ailleurs, cet univers thématique rassemble aussi les principaux titres de la presse régionale (La montagne, l’Est républicain, La dépêche, Midi libre, etc.) ainsi que les sites de météo. Entre “Médias de gauche” et “Médias de droite, audiovisuel et régionaux”, un groupe de sites de “Mobilisation” (en vert foncé) s’est constitué avec les plateformes de pétition (Avaaz, Change) et des sites d’organisations activistes comme Greenpeace. Il rassemble les sites permettant aux internautes de s’engager dans des causes et de les promouvoir auprès de leurs “amis” sur Facebook.

A droite de la couronne formée par les différents univers thématiques, apparaît un ensemble compact et volumineux de sites de “Loisirs” (en bleu foncé) que domine d’abord les plateformes généralistes de vidéos (YouTube, Dailymotion, Canal+…) et de musique (Deezer, Shazam). On y retrouve aussi les nombreux sites de publications people ou réunissant des informations légères et/ou humoristiques (Melty, 10minuteaperdre, 9gag, etc.) ainsi que des plateformes d’achats et de ventes (ebay, groupon, Le bon coin, Vente privée…). De façon assez disparate, ce groupe rassemble un ensemble de sites de divertissement, d’humour et de loisirs qui se caractérise par une prédominance de la culture populaire. Ce gros ensemble se distingue, au nord de la carte, de l’univers thématique “Culture” (en turquoise) qui rassemble des publications plus “exigeantes” et beaucoup plus proches de la culture légitime. Ce groupe de sites rapproche notamment Vimeo, Soundcloud, Les inrocks, Pitchfork, GQ et La Gaité Lyrique. De façon assez proche, les sites  de la “Culture geek” (en jaune) réunissent les informations sur les technologies dans un univers autonome avec Numerama, PCImpact, Ecrans, Reflets.info ou ZDNet. Enfin, un dernier ensemble thématique regroupe les “Médias internationaux de référence” (en rouge). Ceux-ci sont pour la plupart des médias de qualité destinés à un public cultivé : New York Times, Guardian, Spiegel, BBS, Wired, Rolling Stone, Corriere de la sera, Al Jazeera, etc. A la différence des petites communautés de liens réunissant les médias belges, maghrébins ou canadiens probablement cités par des enquêtés francophones belges, maghrébins ou canadiens, ces sites anglophones et germanophones apparaissent dans le répertoire des lectures de référence d’enquêtés se référant aux médias internationaux, dotés d’une grande notoriété. Cet univers apparait comme le marqueur d’un public doté d’un capital culturel important et d’un intérêt fort pour l’actualité et la politique. A côté de ces grands médias de référence, on retrouve dans ce groupe des sites culturels important sur internet (Coursera, Wikipedia, Imdb…).

La distribution des différents sites sur cette carte des liens partagés par les utilisateurs de Facebook ne présente pas une très grande originalité. Elle montre surtout les domaines du web qui ont fait l’objet d’une sur-sélection de la part des utilisateurs, et ne montre pas les sites plus obscurs ou à l’audience moins forte qui sont aussi partagés par de petits groupes d’utilisateurs mais appartiennent à la “longue traîne” du web. Mais cette construction offre en revanche l’intérêt d’être produite par les comportements réels des utilisateurs et non par les liens hypertextes que s’échangent entre eux les sites du web. La très grande cohérence des regroupements opérés montrent que le choix de publier un lien sur Facebook obéit à des règles d’affinité et à des structures de choix homogènes et cohérents de la part des utilisateurs. Le positionnement original du Gorafi, par exemple, situé sur la carte entre l’univers des “Médias de gauche” et celui des “Loisirs”, montre bien que, à une exception près, il est rare de produire des associations sur sa page Facebook entre des univers thématiques très différents. S’il est légitime pour un utilisateur qui a l’habitude de publier sur sa page des liens vers les “Médias de gauche” d’émettre un lien vers le Gorafi, il l’est beaucoup moins de partager des liens vers 9gag ! Et si cette co-citation se produit, elle n’est en tout cas pas assez généralisé par les enquêtés de notre échantillon pour qu’un lien apparaisse entre ces univers. Le travail de construction de soi qui s’opère dans la fabrication de l’image que les utilisateurs donnent d’eux-mêmes sur Facebook s’exprime aussi à travers la sélection des liens qu’ils partagent.

Qui partage quoi ?

Sur cette carte du web vu par Facebook, il est désormais possible de projeter les six classes d’utilisateurs que nous avons détaillés précédemment. Les cartes présentées ci-dessous projettent sous forme de petits nuages bleutés déposés sur les différents univers de liens la proportion des utilisateurs de tel ou tel type qui ont le plus fréquemment cités cet univers de liens.

Algopol - Carte Typo

Il est ainsi possible d’observer que les “Ego-visibles” et les “Ego-centrés” sont ceux qui partagent le plus de liens. Cependant si la petite élite des “Ego-visibles” colorent très fortement l’ensemble de la carte avec une dominante vers les sites de médias (“Médias de gauche”, “Médias de droite…”, “Médias internationaux de référence”), les “Ego-centrés” qui ont un volume d’activité moindre et un réseau d’amis moins volumineux partagent plus fortement des sites de l’univers “Loisirs”. Si donc le fait de se focaliser sur sa propre page est fortement associé à l’âge de l’utilisateur, le capital social (estimé ici à travers le nombre d’amis) constitue aussi une bonne estimation du capital culturel des individus. Ceux qui ont un nombre de liens et une activité sur Facebook très intense partagent plus facilement des liens vers les médias dominants et vers les univers culturels de référence, alors que ceux dont la page est visible d’un nombre d’amis plus faible partagent plus volontiers des contenus de loisirs grand public. Tout se passe donc comme si, avec l’élargissement de la sphère de visibilité des profils sur Facebook, les utilisateurs élargissaient les centres d’intérêt qu’ils partagent vers leurs amis en mobilisant les objets de l’espace public – mais ce raisonnement peut aussi être inversé en considérant que c’est parce qu’ils publient des liens vers des univers thématiques de l’agenda médiatique que les “Ego-Visibles” acquièrent une réputation qui les dote d’un nombre important d’“amis” sur Facebook.

Algopol - Carte Egovisibles egocentrés

Cette préférence pour les sites de loisirs s’observe encore plus fortement lorsque l’on regarde les sites les plus partagés par les utilisateurs en mode “Conversation distribuée” et “Conversation de groupe”. Non seulement, le nombre de liens publiés y est fortement réduit en raison de la préférence accordée à la conversation, mais les sites qui viennent la nourrir sont principalement, et presque exclusivement, des sites appartenant aux univers du Loisir et de la Culture ; les médias d’informations ont presque disparus des liens partagés par ces publics de Facebook. Mais on constate cependant que dans l’univers de la “Conversation de groupe” où les discussions sont souvent orientées par le thème du groupe de discussion, le nombre de liens partagés est plus important et s’oriente aussi plus facilement vers les univers de la “Culture”, de la “Culture geek” ou, bien que très légèrement, des médias d’information.

Algopol - Cart Conv distribuée conv de groupe

Enfin, lorsque l’on compare les deux cartes projetant les publications des “spectateurs” et des “partageurs”, on observe de sensibles différences dans les univers thématiques qu’ils privilégient. Bien qu’ils partagent très peu de liens au regard des autres participants de notre enquête, les “Spectateurs” publient principalement des liens de “Loisirs”. En revanche, les “Partageurs”, dont l’utilisation de Facebook consiste principalement à Liker et à re-partager les liens des autres, portent leur attention vers les univers thématiques des médias de gauche comme de droite et vers la “Culture Geek”.

Partageur spectateur

L

La distribution sociale des liens partagés

La décomposition que nous venons de faire entre les différents types d’utilisateurs de Facebook peut aussi être faite sur bien d’autres propriétés des enquêtés : le sexe, l’âge, la profession, le nombre d’amis ou le taux d’activité sur Facebook. Pour chacune de ces variables, la technique de visualisation mise en place dans cette enquête fait apparaître des variations significatives. Par exemple, lorsque l’on compare les cartes de liens partagés selon la profession des utilisateurs, on observe des choix sensiblement différents qui recoupent les observations faites par la sociologie des choix culturels et de l’intérêt pour l’actualité et l’information.

Algopol - Carte PCS

Cette technique de visualisation permet de montrer sous une forme originale la manière dont à travers leurs bruissantes activités, se montrer, se raconter, converser, les utilisateurs de Facebook mobilisent des informations qu’ils prélèvent dans le reste du web. Elle montre aussi que cette interface entre les mondes de Facebook et du web est déterminée sociologiquement par les ressources sociales et culturelles des utilisateurs, mais aussi par la forme de l’activité qu’ils déploient sur Facebook. Les sites de loisirs et d’humour nourrissent les “petites conversations” des utilisateurs qui font de Facebook le support d’une prolongation de leur sociabilité quotidienne et ordinaire. En revanche, ceux pour qui Facebook sert à construire leur réputation à destination d’un public qui dépasse le cercle de leurs proches, privilégient les liens vers les médias d’informations et d’actualité. On mesure mieux ainsi la diversité des usages de Facebook et la manière dont le réseau social s’accroche très différemment aux différents univers thématiques des productions d’internet. Sans doute l’originalité de Facebook, et la raison de son succès, est-elle d’avoir su accueillir en son sein ces deux types d’articulations avec le web afin de rendre possible des points de passage entre la grande conversation de l’espace public et la petite conversation de la sociabilité.

La carte du web partagé par les enquêtés cadres, de profession libérale ou intellectuelle

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La carte du web partagé par les enquêtés ouvriers et employé(e)s

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