Entretien avec Claire

Lucie Charbonnet (Master 2, Université Marne la vallée-Paris Est).

Pour comprendre le but des entretiens qualitatifs et en savoir plus sur leur déroulement, vous pouvez vous rendre sur la page « Déroulement de l’entretien qualitatif ».

Claire est une jeune fille de 24 ans qui étudie le théâtre en région parisienne. Elle a 256 amis sur Facebook et semble très attachée aux différentes relations qu’elle entretient avec la plupart d’entre eux. Dans le cadre du volet qualitatif de l’enquête ALGOPOL, elle a accepté de répondre à un entretien de deux heures à partir de la photographie que l’application de l’enquête a fait de son  réseau relationnel. Si l’entretien a commencé doucement, Claire a rapidement pris plaisir à nous en dire plus sur elle et ses relations lorsqu’elle s’est mise à examiner le détail de son réseau. Toutes les données présentées ici ont été anonymisées et les noms des amis de Claire ont été remplacés par des identifiants.Voyons ensemble comment Claire interprète son réseau d’amis de Facebook.

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Amitiés groupées et relations fortes

Dans un premier temps, j’ai demandé à Claire de nommer les différents groupes d’amis qui apparaissent dans son réseau, et dans chaque groupe, de surligner les amis qui comptent le plus pour elle.

Entretien Claire meilleurs amis -1

Nommer les différents groupes d’amis rassemblés par l’application a été très facile pour Claire. Les différents groupes qui apparaissent dans son réseau suivent assez logiquement les étapes de sa vie. En les parcourant, un par un, Claire nous a raconté ces différentes étapes dans lesquelles des lieux s’associent étroitement à des personnes :

Lyon. Ce groupe est constitué de relations assez diversifiées : sa famille, ses amis d’enfance, du collège, du lycée, des amis d’amis. Au sein de ce groupe, c’est sa famille qui compte avant tout et en premier lieu ses sœurs. Elle garde aussi un bon groupe d’amis avec qui elle est toujours en contact régulier, l’une d’elle étant actuellement sa colocataire.

Bordeaux. Après le lycée, Claire part à Bordeaux pour faire une licence en art du spectacle, elle s’y fera quelques amis importants.

Travail été université Lyon. Dans ce groupe ce sont des personnes qui ont travaillé avec elle, elle les a ajoutés sur Facebook car leur relation dépassait celle de simples collègues. Elles se sont revues en dehors de ce cadre et sont devenues copines. Cependant aujourd’hui, elles ne sont plus vraiment en contact et n’auront pas d’autres relations sur Facebook.

Stage théâtre Lyon et Autriche. C’est un stage qu’elle fait chaque année depuis deux ans et qui se déroule à chaque fois dans un pays différent. Ce groupe est donc constitué de personnes de plusieurs provenances, dont les professeurs. Tous sont éloignés géographiquement mais liés par la passion commune du théâtre. Elle reste très attachée à toutes ces personnes qui font partie d’une expérience qui a été courte mais très enrichissante pour elle.

Erasmus Saragosse. C’est la ville où Claire s’est rendue pendant le premier mois de son année Erasmus, afin d’y effectuer un stage de langue. Elle y a rencontré principalement des français, certains avec qui elle est toujours en contact aujourd’hui. Certains d’entre eux venaient de sa ville d’origine, Lyon, ce qui leur a permis d’entretenir le lien après l’année Erasmus. Elle s’étonne toujours aujourd’hui des liens qui se sont créés en un mois seulement.

Erasmus Séville. Pour les 11 mois restant de son Erasmus, elle est allée à Séville, partenaire de la ville de Bordeaux dans laquelle elle étudiait en France. Là encore, Claire est surprise par la quantité d’amis qu’elle s’y est fait, en grande majorité des amis étrangers. C’est dans ce groupe qu’elle a d’ailleurs rencontré un garçon avec qui elle a entretenu une relation. Elle est toujours très proche de lui aujourd’hui malgré la distance et entretien le contact grâce à Facebook, pas via la zone publique car d’après elle « il fait semblant de ne pas être sur FB », mais grâce aux messages privés. Dans un contexte où en arrivant elle ne connaissait personne, elle a créé des liens très forts, presque familiaux puisqu’elle parle de père, de mère et de sœurs pour certains de ses amis.

Les groupes de ces deux villes d’Espagne ne sont pas du tout reliés. En effet, même si des amis des deux groupes se sont rencontrés, le lien ne s’est visiblement pas prolongé sur Facebook.

École théâtre Evry. Dans ce groupe il y a les gens de son école plus son professeur et quelques personnes du réseau de ce professeur. Il n’est constitué que de gens faisant partie de l’univers du théâtre. C’est un groupe où les gens sont très proches les uns des autres car ils sont animés par la même passion, et Claire est très attachée à cet environnement.

J’ai ensuite demandé à Claire de surligner les personnes « dont elle se sentait le plus proche ». L’exercice s’est avéré extrêmement difficile pour elle. Il ne lui semble pas naturel de hiérarchiser ses relations car elles sont toutes différentes et pas nécessairement plus ou moins importantes : « Mais je les aime vraiment tous c’est vrai, j’ai des liens hyper forts avec les gens ». C’est pour son groupe d’amis actuel, l’école de théâtre d’Evry, que le choix a été le plus difficile, sûrement parce qu’elle voit ce groupe comme un tout, une entité. Ils se voient tous les jours et le soir pour répéter, pour elle le théâtre rapproche énormément car chacun se livre et c’est tous ensemble qu’ils créent une cohésion, ce qui rend le choix compliqué.

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Qui sont les amis actifs ?

J’ai ensuite présenté à Claire son réseau en mettant en évidence ses 10 meilleurs likeurs/commentateurs, les dix personnes qui réagissent le plus à ses publications.

Entretien Claire meilleurs com likeurs-1

Je lui demande ici de me parler de ses amis, de me raconter ce qui les lie, de m’expliquer s’ils sont proches et s’ils se côtoient toujours. Les deux amies qui réagissent le plus à ses publications ont laissé 95 likes et commentaires pour l’une et 94 pour l’autre. Pour Claire, ce score est plus dû à leur utilisation de Facebook qu’à la nature de leur relation. Ce ne sont pas ses deux meilleures amies mais, comme elles sont toutes les deux très connectées, Claire a beaucoup d’échanges avec elles. Ceux qui arrivent ensuite en revanche sont des amis plus proches. On remarque qu’une très grande partie des commentateurs/likeurs se trouvent dans le groupe des amis de Lyon, qui correspond à ses amis d’enfance et à sa famille. Pour Claire, cela s’explique tout d’abord par le fait que ce sont ses plus vieilles connaissances et qu’elles ont donc eu plus de temps pour commenter et liker ; mais aussi par le fait que c’est le groupe auquel elle est le plus attachée et où sont ses meilleurs amis. Les amis isolés de Claire ne sont pas très réactifs, ce qui s’explique assez bien puisque ce sont des gens qui pour la plupart ont seulement été de passage dans sa vie et avec qui elle n’a pas vraiment gardé contact.

Claire n’aime pas garder dans son réseau des personnes avec qui elle n’a jamais été très liée et avec qui elle n’a plus de contact, comme des anciens collègues par exemple. Cependant pour en arriver à supprimer ces personnes, il y a un cap à passer : « y’a toujours ce truc de se dire, c’est pas gentil d’enlever quelqu’un ». On voit aussi que ce qui gêne par rapport à la suppression d’un ami, c’est la possibilité de le recroiser après dans la vraie vie et d’avoir à se justifier sur cette suppression. Le cap de la suppression, elle arrive cependant à le passer à partir du moment où elle n’a pas d’affinité avec la personne et que son contenu ne l’intéresse pas.

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Les publications et les réactions qu’elle entrainent

Dans un troisième temps, j’ai montré à Claire une quinzaine de publications postées par elle sur son mur depuis son arrivée sur Facebook. Elle ne le sait pas à ce moment là mais certaines ont été choisies parce ce qu’elles ont bien fonctionné auprès de ses amis, d’autres moyennement et d’autres encore, pas du tout. Et je lui demande de placer chaque publication sur le groupe d’amis qui, selon elle, a le plus réagit (likes et commentaires).

Voilà ce que ça donne :

Entretien Claire publi-1_censored

Le résultat est flagrant. Pour Claire la grande majorité de ses publications a été commentée et likée par le groupe de Lyon. Elle dirige quasi systématiquement ses publications vers le groupe de ses amis d’enfance car pour elle il y a dans ce groupe les gens qui commentent le plus en général. Elle a autour d’elle un certain nombre d’amis importants et présents sur Facebook qui vont avoir tendance à réagir à tout type de publications, avant tout parce qu’ils sont proches, sans doute pour manifester leur présence, garder le contact et faire vivre la relation. Ici les seules publications associées à un autre groupe possèdent en elle des éléments qui vont directement se rapporter à ce groupe en particulier. Par exemple la publication placée sur Erasmus Séville évoque le départ de Séville pour la France ; Claire va donc naturellement penser que c’est Séville qui a le plus réagi.

J’ai ensuite présenté à Claire ces statuts avec leur nombre de likes et de commentaires cette fois ci, en essayant de comprendre d’après elle, ce qui a fait que telle publication a eu du succès et que telle autre n’en a pas eu.

Pour elle, le succès d’une publication peut s’expliquer par les raisons suivantes :

  • Publication qui parle au plus grand nombre comme les évènements importants de la vie
  • Photo originale, jolie
  • Mise en scène d’une belle amitié
  • Représentation de la famille

Pour elle l’absence de succès peut s’expliquer par les raisons suivantes :

  • Publication qui parle à la personne qui poste mais pas aux autres
  • Certains domaines qui n’attirent pas qui ne sont pas assez attractifs, comme le spectacle vivant
  • Pas le bon moment pour publier
  • Pour un lien, quand le premier visuel ne donne pas envie d’aller plus loin

L’utilisation que Claire a de la plateforme a bien évolué depuis son arrivée sur Facebook. Elle ne publie quasiment plus de statuts en parlant d’elle. Elle explique qu’au début c’était plutôt amusant de s’exprimer sur tout et rien, mais maintenant elle n’en voit pas l’intérêt. Si elle veut lancer une conversation sur un sujet, elle va préférer en parler directement à ses amis et cibler si elle veut s’adresser à une personne en particulier : « Je trouve ça bizarre de mettre un statut pour tout le monde et en même temps de ne pas être sûre que ceux à qui je pense vont me répondre ».

Claire réfléchit beaucoup à son utilisation de Facebook. Elle perçoit ses défauts, ses risques, reste méfiante, mais apprécie ses avantages, notamment celui de rester en contact et informée.

Chaque entretien laisse entrevoir une perception différente de Facebook, du réseau, des relations, de l’exposition de soi, et c’est en ça que l’exercice est extrêmement enrichissant !